Ce soir le sol est détrempé. Il a plu toute la journée. La lune éclaire un pin qui s’égoutte et s’allonge sur des toits qui larmoient doucement. Sur les pelouses s’endorment des feuilles mortes aux couleurs jaune et rouge. Les potagers sont désordonnés, désertés et comme en jachère. On a mis en conserve les oignons et les tomates. Dans les marchés les tables regorgent de pommes rouges et vertes et de citrouilles au ventre bien replet. C’est, à ne pas s’y tromper, l’automne. La noirceur nous semble plus hâtive et les avertissements de gel au sol la nuit sont plus impératifs. Le vent ne se fait plus caressant, le plus souvent il se montre plutôt flagellant, pinçant et quelques fois mordant. Déjà ? Depuis peu, le thermomètre oscille précocement sous les normales saisonnières. Puis, il y a cette humidité extérieure qui pénètre peu à peu nos intérieurs. La douceur de vivre qui a caractérisé l’été à peine terminé a fait place aux présages d’un hiver qui ne manquera pas de venir, de nous cerner et de s’installer.
Plus près de nous, certains se montrent avisés et prévoyants. Les propriétaires ont rangé leur tondeuse. Moins souvent qu’hier ils lavent leur voiture. Chacun s’affaire à munir de protections arbres, haies de cèdres, petits pins, arbustes et plantations diverses. Chez l’un ou chez l’autre, un camion chargé de bois est venu. Vite, avant qu’une fâcheuse pluie fine ne vienne imbiber les bûches d’érable, tout fut rangé à l’abri. Notre voisin a préparé sa piscine pour des longs mois d’inutilisation. Les terrains de soccer du Centre sportif se sont transformés en grands champs vagues inoccupés et en terrain d’atterrissage pour des volées de gros oiseaux noirs dont quelques nerveuses corneilles. Prématurément, nous semble-t-il, les jeunes ont commencé à jouer dans les rues du voisinage leur imitation de leurs idoles du hockey.
Hier encore, les oies blanches piaillaient en passant nombreuses au dessus de nos têtes tout en se gardant bien fières dans la pointe ou dans les ailes des grands V qu’elles déploient dans le ciel. Qu’elles devaient être belles dans les champs de Montmagny et de Saint-Jean-Port-Joli ! Les criquets ont depuis belle lurette adopté le silence et gagné le fond de leur cachette. Il faut croire qu’ils n’ont plus de chaleur à nous annoncer. Les merles et les hirondelles nous ont laissé des nids vides où pendent des brins esseulés et que le vent est souvent tenté de basculer. C’est par groupes nombreux que bien des oiseaux se sont alignés en rangs serrés sur les fils électriques, puis ont tourné au dessus de nos têtes avant de prendre résolument le chemin du sud.
Selon son habitude, l’automne se déroule en dents de scie. Hier, le soleil invitait à ralentir le pas, à déboutonner sa veste, à s’émerveiller des paysages, à ouvrir sa fenêtre, à rêver. Hélas ! Demain, on nous prédit une chute du mercure qui nous invitera sûrement à reboutonner notre veste. Bien que ces changements et ces écarts nous soient familiers, chaque fois ils nous convient à nous occuper de nous-mêmes, pour éviter des changements et des écarts de santé. Quelle nature instable pour des allergiques à la démesure et à l’agitation ! Ces multiples invitations à l’adaptation provoquent souvent des engorgements, des inflammations, des rhumes et des écoulements de protestations.
À travers et au delà de ces évocations, que viennent les senteurs de pluie, celles des pommes fraîches, celles des sous-bois humides, les premières fumées des cheminées, les longues balises sur les routes de campagne, les cris des goélands qui se bercent dans le vent, les mugissements des cornes de brume sur les quais et la grandes marées d’automne !
Certains jours on peut voir passer un véhicule chargé d’un orignal mort ou orné d’un panache bien amarré à l’avant du toit. Trophées non négligeables qui rappellent ces oreilles de taureaux brandies avec fierté et reconnaissance par un torero vainqueur dans une arène en liesse. La victoire sur l’animal prend plus de force quand le jeu met en scène des puissances mythiques qui s’affrontent et qui y risquent leur vie. L’intelligence et l’instinct ont d’autres lieux pour livrer bataille. Dans les vrais combats, il faut ajouter la technique des parades et des évitements, le long apprentissage des pas et des distances, le courage de l’affrontement, le rite et l’art dans le flamboyant du geste, l’honneur dans la mise à mort et le respect de l’adversaire. Notre fier orignal a certes des vertus emblématiques, mais son sort est fatalement scellé à son désavantage quand la qualité du fusil en détermine seule la conclusion.
Ici, le dénuement des arbres, les gains de la noirceur, les soirs de pluie et les jours de vent frisquet nous semblent plus en accord avec des réflexions dégagées, nourries de recul et de bouffées d’air frais. Dans nos univers de citadins déracinés de certains de nos lieux d’appartenance, accrochés à des leurres empreints de fortunes éphémères qu’une destinée malhabile nous fait miroiter dans tous nos recoins d’ombre, nous cherchons l’appétit et nous regardons filer le temps sur des horloges de demain où nous ne savons plus lire l’heure. Quand la terre et la pluie ne sont que sources de saletés, que les fleurs, sont des préoccupations inutiles et que l’odeur de citron devient le révélateur de la propreté, il n’est pas étonnant que les titres à la une traitent prioritairement de la qualité du sommeil d’un certain gardien de but au hockey et que la météo y fait concurrence à l’horoscope.
Langueur, langueur ! Que viennent plutôt les jours d’Action de grâces et ceux des soleils intérieurs ! Comme pour les ours réfléchis, c’est un temps idéal pour tourner ses regards vers ses dedans, de nous entendre respirer et de nous habiter nous-mêmes en visitant de mémoire nos nombreux musées personnels. Quelles furent nos récoltes et de quoi nous sommes-nous engraissés ? Les temps de cogitations fructueuses et de ruminations sont arrivés. Sera-ce bientôt la respiration de la compréhension nouvelle, le souffle de l’émerveillement, la brise de l’affection, le vent des découvertes, le tourbillon des génies ? Sera-ce plutôt le halètement de l’apathie, l’essoufflement de l’étude, la suffocation de l’intérêt, le ronflement de l’ignorance ou le sommeil béat ? De ce côté-ci de la vie, en ces temps de référendum, il faut savoir reconnaître son lieu de vie, son terroir, son goût de vivre et d’aménager ses espaces. Que serait un ours réfléchi qui n’aurait pas pour devise: Je me souviens ?
Nous sommes dans des jours de passage, des jours de veille, de réflexion et de préparation. Nous ne sommes pas des feuilles mortes détachées de leur arbre que la neige écrase. Les longs hivers seront peuplés de nos énergies, de nos ambitions de vivre ici, à la mesure de ces géants qui ont tracé la voie et qui nous tendent les outils pour bâtir notre demain.